« La Signification de la Pédophilie » par Serge André

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Un excellent article qui apporte une carte pour explorer le paysage et permet avec toute la finesse, acuité, ténuité de psychanalyse de poser des repères là où il y a souvent étiquetages, lieux communs et ignorance.

Conférence donnée par Serge André à Lausanne le 8 juin 1999

La Signification de la Pédophilie

1. EN QUOI SUIS-JE AUTORISE A PARLER DE LA PEDOPHILIE ?

Je ne puis m’autoriser devant vous que de ma pratique – qui est celle de la psychanalyse – et du peu de savoir clinique et théorique qu’il me semble pouvoir en déduire avec une relative certitude.

La psychanalyse est une pratique marginale dans le champ social bien que son objet puisse être défini comme l’essence même du lien social. La psychanalyse n’est ni une forme de la médecine (spécialement pas de la psychiatrie), ni une excroissance de la psychologie (elle ne se laisse pas ranger parmi les psychothérapies). Ni science, ni art, bien qu’elle ait l’ambition affirmée d’établir un savoir sur la face la plus secrète de l’être humain, et bien que sa pratique quotidienne suppose une bonne dose d’inspiration, la41+cdnyVXXL._SX362_BO1,204,203,200_.jpg

Sans passion ni jugement, les auteurs répondent à cette question et appuient leur argumentation par l’analyse de l’autobiographie d’un pédophile. Si aucune thérapie ne peut changer la structure d’un individu (la pédophilie n’est pas innée, elle est structurelle comme toutes les perversions), il appartient au thérapeute de lui faire admettre la gravité de ses actes et sa responsabilité. Oui : le psychanalyste peut entendre le discours du pédophile et l’aider. Dans cette démarche, toute volonté de guérison ou de réadaptation doit être bannie, car la relation à l’enfant n’est pour le pédophile que la mise en scène imaginaire et symbolique d’un rapport beaucoup plus essentiel que l’acte érotique en lui-même. Il n’y a que chez l’être humain que l’on constate l’existence de perversions. Celles-ci rendent manifeste non seulement ce que nous refoulons, mais, ce qui est plus grave, le fait que le refoulement constitue finalement le seul fondement de notre morale. Paru en 2008

psychanalyse demeure la seule expérience qui permet d’avoir accès non pas au psychisme, mais à l’inconscient, c’est-à-dire au désir le plus fondamental qui dirige la subjectivité d’un être.

Pour des raisons que j’ignore – et sur lesquelles je m’interroge toujours -, il se fait que cette pratique m’a amené à recevoir régulièrement des demandes de sujets que le langage commun qualifierait de « pédophiles ». Pourquoi sont-ils venus vers moi ? Pourquoi m’ont-ils choisi ? Pourquoi, de mon côté, les ai-je accueillis sans la moindre réserve, sans crainte ni répugnance, sans non plus de curiosité obscène, et ce, souvent, durant de longues années ? Je n’en sais rien – sinon que ce qu’ils disaient, que les questions qu’ils me posaient et les difficultés auxquelles ils me confrontaient, m’intéressaient.

En cours de route, vers la fin des années 80, au moment où j’ai commencé à tenter de rendre compte de cette expérience dans mes séminaires à la Fondation Universitaire ou dans mes cours à la Section Clinique de Bruxelles, je me suis aperçu, à mon grand étonnement, que, sur ce point, je me distinguais de mes collègues. En effet, mes collègues psychanalystes ne reçoivent pas de pédophiles en analyse et je ne pense pas exagérer leur opinion en disant que, pour eux, recevoir un pédophile en analyse est une chose quasiment inconcevable. Ils prétendent – mais c’est aussi ce qu’ils disent en général des sujets pervers – que les pédophiles ne s’adressent pas au psychanalyste. Ils soutiennent ensuite que, si jamais ce cas se présentait, ce ne pourrait être qu’une « fausse demande », une tentative de manipulation du psychanalyste afin d’obtenir de celui-ci une forme d’acquiescement, voire de caution, fut-elle tacite, à leur particularité sexuelle. Bref, par une sorte de raisonnement qui rappelle furieusement le fameux syllogisme du chaudron que Freud évoque dans la Traumdeutung, les psychanalystes considèrent, en général, qu’il est contre-indiqué d’ouvrir l’accès de l’expérience analytique au pédophile. Pour ma part, je crois qu’il y a là une dénégation, une forme de surdité ou de panique irraisonnée, une manifestation de ce que LACAN appelait « la passion de l’ignorance ». Cette situation est évidemment bien regrettable pour les patients en question autant que pour la psychanalyse elle-même.

Je me souviens, par exemple, d’une analyse que, selon l’expression consacrée dans le jargon des psychanalystes, j’avais reprise « en second » (j’étais le deuxième analyste de ce patient). Il s’agissait d’un homme dont le cas était d’autant plus douloureux qu’étant encore peu avancé en âge, il pouvait légitimement espérer se construire une vie nouvelle ou tout au moins supportable, en se fondant sur les résultats d’une psychanalyse. Il avait déjà passé dix ans sur le divan d’un confrère sans qu’aucun des symptômes qui l’avaient amené à poser une demande d’analyse n’ait été modifié, sans que la moindre lumière n’ait pu éclairer la structure de son désir inconscient ni même mettre en place les éléments du montage de son fantasme. A l’en croire, son premier analyste était resté silencieux dix années durant. L’impasse complète dans laquelle sa première analyse s’était enlisée, était rendue évidente par le fait que les trois rêves répétitifs que l’analysant avait apportés à son analyste au cours de ses premières séances, s’étaient reproduits, textuellement identiques, jusqu’au terme de cette première tentative.

Après quelques séances, je commençai à entendre distinctement à travers les paroles de cet homme, comme des mots ou des bouts de phrase imprimés en italique dans un texte, les éléments d’une scène – à entendre au sens d’une scène théâtrale – dans laquelle un jeune garçon, aux cuisses musclées, serrées dans une culotte courte et trop étroite qui laissait sur la peau la marque-fétiche d’une ligne rouge, se faisait arracher violemment ses vêtements par un adulte tout-puissant qui le réduisait au silence d’une voix autoritaire. Dès le moment où je fis entendre ces éléments en retour à mon analysant, les choses se débloquèrent très vite.

Les deux symptômes principaux dont il nourrissait sa plainte apparente (l’impuissance sexuelle complète avec les femmes et l’impossibilité de supporter une relation avec une source quelconque d’autorité masculine) pouvaient, sinon se dénouer, tout au moins s’expliquer. Je passe sur la suite de cette analyse et sur son aboutissement, qui mériteraient certes un exposé exhaustif. Deux ans après la fin de ce travail, l’occasion m’est donnée de discuter de la clinique de la pédophilie avec le collègue qui avait été le premier analyste de ce patient. A ma question de savoir pourquoi il n’avait jamais souligné l’importance du fantasme pédophile chez son ex-patient, il me répond avec grand étonnement : il n’avait jamais pensé à cela ! Et puis, ajoute-t-il aussitôt, s’il avait dû s’en rendre compte à l’époque, il n’aurait certainement pas attiré l’attention de son patient sur ce point, mais aurait sans doute interrompu l’analyse car, dit-il, “ il y a certaines choses qu’il vaut mieux ne pas savoir ”.

Il y a certaines choses qu’il vaut mieux ne pas savoir. Je ne puis que manifester mon désaccord complet avec cet avis. Je suis persuadé, au contraire, qu’il vaut mieux, en tous les cas, savoir. Je ne dis pas que tout est bon à savoir. Loin de là ! Il y a du savoir qui fait mal. Il y a même – cela arrive – du savoir dont on ne peut que difficilement se relever (je pense, par exemple, au cas d’une jeune femme qui était venue en analyse parce qu’elle était littéralement ravagée par le fantasme d’avoir été ou d’être violée par son père, et qui fut amenée à découvrir en cours d’analyse que sa mère avait entretenu une relation incestueuse avec son propre père – le grand-père maternel de ma patiente -, de ses huit à ses vingt-trois ans, soit jusqu’à deux ans après la naissance de sa fille). Il n’empêche, je crois qu’il vaut quand même mieux savoir. C’est le principe du psychanalyste, comme c’est le principe d’oedipe, non pas l’oedipe du complexe, mais celui de la tragédie de Sophocle.

2. QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE CONTEXTE, A PARTIR DE L’ACTUALITÉ (BELGE, ENTRE AUTRES)

L’affaire judiciaire et médiatique qui a passionné tous les Belges durant plusieurs mois – et dont ils se sont, à présent, tout aussi massivement désintéressés – a fait du mot « pédophile » le sésame-ouvre-toi d’une communication à laquelle personne n’aurait plus osé songer : communication entre les communautés de notre État fédéral (et même avec ses immigrés), entre les classes sociales, les partis politiques, les générations. La répétition quotidienne des mots « pédophile » et « pédophilie » a toutefois été la source d’une grande confusion. Chacun croit, de bonne foi, savoir ce que signifient ces mots et, du coup, se croit dispensé de s’interroger sur les différences, pourtant énormes, qui distinguent les personnalités et les actes que ces mots recouvrent. Il est pourtant évident qu’il n’y a ni identité, ni équivalence, ni même analogie entre les faits dont Marc Dutroux est accusé, ceux dont on soupçonne tel éducateur de home ou tel professeur de lycée, ou les insinuations que l’on lance contre l’un ou l’autre ministre dont l’homosexualité notoire n’avait jusqu’alors jamais inquiété ni même intéressé personne.

S’il faut raison garder en cette affaire, comme en toute autre circonstance, notre première tâche doit consister à repousser les amalgames faciles et les généralisations hâtives qui font peut-être monter les ventes des journaux et les taux d’audience des chaînes télévisées, mais qui ont pour premier effet d’entretenir notre ignorance. L’information ne favorise pas toujours le savoir.

Je pose donc fermement, comme un premier préalable à toute réflexion raisonnée sur l’actualité de la pédophilie, que c’est à tort que l’on a qualifié Marc Dutroux de « pédophile ». Il ne faut pas confondre le registre du crime sexuel avec celui de l’attrait sexuel. Les faits qui sont reprochés à Dutroux n’ont rien à voir avec la signification de la pédophilie, c’est-à-dire avec l’amour électif des enfants – amour étant entendu dans son sens le plus large, du registre platonique jusqu’à l’acte sexuel le plus cru, et enfant désignant un jeune être qui n’a pas encore atteint la puberté. Marc Dutroux est sûrement un criminel, vraisemblablement un psychopathe, et peut-être un pervers sadique, mais certainement pas un pédophile. A titre de comparaison – et avec la réserve que ce mot commande -, le cas de Marc Dutroux est beaucoup plus proche de celui d’un Gilles de Rais que de ceux des pédophiles fameux et avérés qu’ont été, entre autres, Lewis Carroll, André Gide, Henry de Montherlant, Roger Peyrefitte ou Roland Barthes. Le rapprochement avec le procès de Gilles de Rais me paraît s’imposer car ce dernier ne se contentait pas d’avoir des relations sexuelles avec les enfants qu’il enlevait, mais il les mettait systématiquement à mort après les avoir torturés, suivant en cela l’exemple de quelques illustres empereurs romains, tels Tibère et Caracalla.

Pourtant la comparaison a ses limites. Contrairement à Gilles de Rais, Dutroux, qui est en cela un sujet exemplaire de notre société occidentale contemporaine, avait une motivation mercantile. Il faisait commerce d’enfants. L’enfant était sa matière première, sa source de plus-value. Une matière qui ne vaut pas très cher, il faut le souligner : cent cinquante mille francs belges ( à peu près sept mille francs suisses), c’est le prix que l’on paye en Thaïlande pour disposer d’une jeune vierge – la jeune vierge thaïlandaise constituant aujourd’hui l’objet-étalon de la mercantilisation mondiale de la sexualité. Ce qu’il faut noter dans l’affaire Dutroux, c’est que l’enfant, la chair de l’enfant, ne va vraiment acquérir de la valeur (valeur marchande et valeur sexuelle) que par l’usage qui va en être fait. Les enfants que Dutroux enlevait et séquestrait n’étaient pas simplement destinés aux plaisirs de quelque riche client. Ils étaient, semble-t-il, destinés à la fabrication de cassettes pornographiques sadiques, de « snuff movies », c’est-à-dire de films montrant des enfants violés et torturés jusqu’à la mise à mort. D’après des informations qui ont été rendues publiques, on sait que chacune de ces cassettes de « snuff movie » vaut, à l’exemplaire, jusqu’à six fois le prix payé pour l’enfant lui-même. Cette survalorisation de l’image de l’atrocité mériterait une réflexion approfondie – qui pourrait s’étendre jusqu’à interroger le destin de l’érotisme contemporain.

L’affaire Dutroux nous rappelle ainsi ce que Freud a mis en évidence, à savoir que la pulsion sadique est l’une des composantes fondamentales qui caractérisent l’être humain. Les animaux peuvent être cruels, mais ils ne sont pas sadiques. « Le crime est le fait de l’espèce humaine », disait Georges Bataille. C’est une phrase que Freud aurait pu écrire. L’une des expressions les plus fréquentes de cette pulsion sadique est la maltraitance, la torture, voire la mise à mort des enfants. Il faut bien se résigner à admettre, malgré la répulsion que ce savoir soulève en nous, que notre « humanité » se reconnaît aussi à ce trait qu’elle comporte certains êtres dont la jouissance consiste à découper des enfants en morceaux. Le scandale et l’émotion populaire soulevés par la révélation de l’affaire Dutroux – de même, d’ailleurs, que la remarquable aptitude des foules qui avaient défilé en « marches blanches », il y a deux ans à peine, à se détourner à présent de toute information relative à cette affaire – sont, en réalité, directement proportionnels au refoulement auquel nous soumettons tous notre propre sadisme.

Avons-nous oublié les contes les plus connus qui ont ravi notre enfance et que nous transmettons toujours avec plaisir à nos propres enfants ? Avons-nous oublié que le personnage qui symbolise la fête des enfants dans la culture chrétienne, saint Nicolas, est lié à une histoire d’enfants livrés à la boucherie ? Avons-nous oublié qu’en 1919 – il y a donc quatre-vingt ans -, Freud établissait que le fantasme « Un enfant est battu » est l’un des fantasmes les plus répandus chez les névrosés aussi bien que chez les pervers ? Ne savons-nous pas que tout parent, tout éducateur, tout instituteur éprouve, à un moment ou l’autre, et parfois de façon lancinante, l’envie féroce de corriger cruellement les enfants dont il a la charge, et qu’il arrive, même aux meilleurs d’entre-eux, de ne pouvoir toujours réprimer cette envie ? Quant à nos « chers petits », ne les avons-nous pas vus régulièrement occupés, à l’âge de deux ou trois ans, à mettre en pièces leurs poupées ou leurs peluches avec tous les signes d’une jubilation intense ?

Oui, il faut bien que nous le reconnaissions, oui, nous avons oublié tout cela. Ou plutôt, nous l’avons refoulé : nous ne voulons rien en savoir. Et c’est pourquoi, avec le recul dont nous disposons à présent, nous pouvons dire avec certitude que les « marches blanches » qui ont eu lieu en Belgique et le vaste mouvement d’indignation populaire qui a secoué jusqu’aux pays voisins, n’ont nullement été les manifestations d’une « prise de conscience », comme on l’a dit, mais, au contraire, les signes bruyants et coléreux d’un refus de savoir plus fort que l’envie de savoir, d’une protestation radicale contre le risque de mise à nu d’une face de la libido que nous avons dû tous censurer en nous avec une grande énergie. Il a fallu cinquante ans pour que le procès Papon ait lieu (pour autant que l’on puisse considérer que ce qui a eu lieu était le procès que l’on était en droit d’attendre). Soyez assurés qu’il faudra attendre au moins autant d’années avant que l’affaire Dutroux ne soit vraiment éclairée.

3. POURQUOI TANT D’EFFROI ?

Quant à l’aversion unanime qui s’est soudain déclarée à l’égard de la pédophilie et des pédophiles ( je ne parle plus ici du sadisme ni des crimes de Dutroux, mais de la traque au pédophile qui s’est déclenchée à la suite de l’affaire Dutroux), elle mérite également d’être interrogée. Pourquoi tant de surprise et d’indignation ? On dirait que l’on découvre tout à coup l’existence d’une forme de sexualité que l’on aurait ignorée depuis toujours. Tout a l’air de se passer comme si on ne savait pas, ou plutôt comme si l’on n’avait pas voulu savoir. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, la pédophilie, et même l’inceste, bénéficiaient dans le public d’un accueil relativement neutre et même parfois bienveillant. Il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter à la presse des années 70 et 80. Qu’on me permette de rappeler l’indulgence amusée, voire admirative, avec laquelle critiques littéraires et présentateurs de télévision accueillaient les déclarations de Gabriel Matzneff ou de René Schérer, lequel pouvait écrire, dans Libération du 9 juin 1978 « L’aventure pédophilique vient révéler quelle insupportable confiscation d’être et de sens pratiquent à l’égard de l’enfant les rôles contraints et les pouvoirs conjurés » (cité par Guillebaud in La tyrannie du plaisir, p. 23). Le cas de Tony Duvert, écrivain pédophile déclaré et même militant, est encore plus remarquable. En 1973, son roman Paysage de fantaisie, qui met en scène les jeux sexuels entre un adulte et des enfants, est encensé par la critique qui y voit l’expression d’une saine subversion. Le livre reçoit d’ailleurs le prix Médicis. L’année suivante, il publie Le bon sexe illustré, véritable manifeste pédophile qui réclame le droit pour les enfants de pouvoir bénéficier de la libération sexuelle que peut leur apporter le pédophile, à l’encontre des contraintes et des privations que leur impose l’organisation familiale. En tête de chaque chapitre du livre, se trouve reproduite la photographie d’un jeune garçon d’une dizaine d’années en érection. En 1978, un nouveau roman du même auteur, intitulé Quand mourut Jonathan, retrace l’aventure amoureuse d’un artiste d’âge mûr avec un petit garçon de huit ans. Ce livre est salué dans Le Monde du 14 avril 1976 : « Tony Duvert va vers le plus pur »… En 1979, L’île Atlantique lui vaut de nouveaux éloges dithyrambiques de la part de Madeleine Chapsal.

Que s’est-il donc passé entre 1980 et 1995 pour que l’opinion connaisse un revirement aussi spectaculaire ? J’aimerais que quelqu’un m’éclaire sur ce mystère. Le phénomène est d’autant plus remarquable que nos sociétés occidentales contemporaines semblent désormais cimentées par l’idéal sacro-saint, mais purement imaginaire, de l’enfant-roi et par l’obsession corrélative de la protection de l’enfance. Loin de moi l’idée de contester la nécessité de cette protection et le progrès qu’elle constitue. Mais la meilleure protection de l’enfant n’est-elle pas le désir et le soutien que les adultes qui l’entourent lui manifestent afin de le voir grandir ? J’ai été surpris, il y a quelques mois – et je suis particulièrement heureux de vous faire part de cette surprise ici, à l’hôpital Nestlé qui a bien voulu accueillir mes propos de ce soir -, de voir apparaître sur l’écran de mon téléviseur une publicité de la firme Nestlé dont le texte énonçait fièrement : « Chez Nestlé, c’est le bébé qui est président ». Est-ce que nous ne sommes pas arrivés au bord d’une espèce de délire collectif ? Qui ne voit l’hypocrisie de ce culte de l’enfant innocent, vierge de corps et d’esprit, l’enfant merveilleux et pur dont l’univers est censé n’être peuplé que de rêves et de jeux ? Qui n’observe, dans le langage et l’imagerie publicitaire et médiatique d’aujourd’hui, que la plus belle marchandise du monde est désormais un bel enfant ? Qui n’est frappé de constater que l’exemple de notre Cité idéale nous est proposé sous deux versions, deux imageries standardisées, qui font couple comme un duo d’opéra : Disneyland et Las Vegas ? D’un côté, le monde de l’enfant imaginé comme un adulte miniaturisé, de l’autre, le monde de l’adulte imaginé en enfant éternisé. Nous sommes entrés, sans nous en apercevoir, dans une véritable idolâtrie de l’enfant, dans « l’infantolâtrie », dans l’infantilisation générale du monde. Les enfants s’habillent comme des adultes pendant que les adultes s’empiffrent de bonbons et jouent comme des enfants – les uns et les autres se disputant les commandes de la console de l’ordinateur familial. L’idéal aujourd’hui, c’est de rester enfant, et non plus de devenir un adulte. Et, de plus en plus, c’est une certaine représentation imaginaire de l’enfant qui fait la loi. C’est l’enfant mythique dont la statue s’élève au rang d’idole à mesure même que les adultes déchoient de leur piédestal, démissionnent de leur fonction et s’infantilisent à qui-mieux-mieux.

Curieusement, mais logiquement, plus cette célébration de l’enfant imaginaire prend de l’ampleur, plus il apparaît, au sein de la réalité économique et sociale, que l’enfant représente un coût. D’ailleurs, plus on le vénère, plus il devient rare, plus il tend à être unique. Alors que dans toutes les phases de civilisation qui nous ont précédés, comme dans les cultures qui entourent notre îlot d’Occident, l’enfant a toujours été considéré comme la première richesse, chez nous il est à présent une charge dont il paraît normal à chacun que l’État nous en rembourse les frais. En somme, l’enfant que nous adulons et voulons protéger de tout, l’enfant que nous maintenons dans un état artificiel d’enfance, est de plus en plus irréel. Il est notre rêve narcissique et nous ne l’aimons plus, à la limite, que pour notre propre plaisir. L’enfant n’est plus pour nous une richesse, il est devenu un luxe – ce qui est tout à fait différent.

4. LA SIGNIFICATION DE LA PEDOPHILIE

Si l’on veut parler sérieusement de la pédophilie, avant de poser les questions, certes préoccupantes, de son traitement et de sa prévention, il conviendrait de tenter d’abord de comprendre ce que signifie ce mot. Cette démarche implique de distinguer soigneusement deux niveaux de discours.

On peut, d’une part, envisager la pédophilie d’un point de vue extérieur, objectif, descriptif. C’est ce que font les juristes qui doivent établir les faits et ensuite qualifier ceux-ci, c’est-à-dire les traduire dans le langage du droit pénal. Par exemple, on appellera « viol » toute relation sexuelle entre un adulte et un enfant en dessous d’un certain âge fixé par la loi. C’est aussi ce que font les psychologues et les sexologues, notamment ceux qui se prétendent aujourd’hui les plus experts dans le traitement des pédophiles. Les psychologues décrivent des comportements en se fondant sur le modèle théorique, expérimenté sur l’animal de laboratoire, d’un réflexe automatique induit par un stimulus. Par exemple, telle image représentant un petit garçon déclenche un début d’érection chez le patient. Le traitement consistera dès lors à associer ladite image à une sensation de déplaisir. Ainsi, on montrera systématiquement cette image au patient en lui envoyant une décharge électrique douloureuse sur le pénis. Dans ces deux approches, celle qui se fonde sur les faits et celle qui se fonde sur les comportements, une dimension essentielle – la plus essentielle – est évacuée : celle du sujet qui pose l’acte qualifié de « pédophile », celle de la dimension subjective (et non pas objective) de cet acte.

C’est cette dimension subjective qu’il faut tenter d’appréhender en examinant la question de la pédophilie d’un point de vue intérieur, du point de vue du fonctionnement d’une économie inconsciente et singulière. En effet, la question n’est pas seulement de savoir quel est l’acte qui a été commis, mais de savoir qui l’a commis. Les actes ou les comportements dits « pédophiles » peuvent se produire dans les contextes les plus divers et dans le cadre de toutes les structures cliniques que la psychanalyse permet de distinguer : les névroses, les psychoses et les perversions. Or, la structure psychique dans laquelle un sujet trouve sa position d’être, implique un rapport à chaque fois différent au désir, au fantasme, à la jouissance, à la loi, à la culpabilité, et à l’autre en général. Il peut arriver qu’un névrosé obsessionnel passe compulsivement à l’acte avec un enfant lorsque celui-ci est devenu pour lui la cristallisation d’une obsession. Dans ce cas, même si la description de l’acte coïncide exactement avec celle du même acte commis par un pervers ou par un schizophrène, sa signification sera fondamentalement différente et, par conséquent, sa sanction judiciaire et son traitement devraient également être distincts. Au lieu de qualifier automatiquement le sujet obsessionnel en question de « pédophile », on devrait prendre la peine d’analyser la portée subjective de son acte. On pourrait à l’occasion remarquer, par exemple, que son acte n’est pas motivé par un attrait sexuel électif pour les enfants, mais plutôt par la compulsion au sacrilège typique de cette névrose. On sait – je renvoie ici aux deux oeuvres majeures de Freud que sont Totem et tabou et L’homme-aux-rats – que l’économie psychique de l’obsessionnel s’organise autour du rapport au tabou, à l’intouchable, au sacré et à l’aveu de la faute.

En fait, si l’on veut s’en tenir à un usage rigoureux des mots et éviter les amalgames qui entraînent la confusion et l’obscurantisme, on devrait réserver le terme de « pédophilie » aux cas de perversion pédophile. Pour m’expliquer sur ce point, je vais essayer d’expliquer de façon synthétique ce que mon expérience de la psychanalyse me permet de cerner de la structure perverse en général, et ensuite des caractéristiques de cette perversion particulière qu’est la pédophilie au sens strict.

5. LA STRUCTURE DE LA PERVERSION

Distincte de la névrose et de la psychose, la perversion est l’une des trois structures psychiques inconscientes dans lesquelles l’être humain peut s’établir comme sujet de discours et comme agent de son acte. A ce titre, la perversion est parfaitement « normale », même si elle dérange le monde, voire tout le monde. La question que pose, avec une évidente provocation, l’existence des perversions vise l’essence même de la société humaine. En effet, seuls les névrosés font société : le symptôme névrotique n’est pas seulement une souffrance singulière, il est aussi la matrice du lien qui rassemble les hommes autour de règles communes. C’est pourquoi, dans Moïse et le monothéisme, Freud ne recule pas à traiter la religion (et spécialement la chrétienne) comme le symptôme par excellence. Les pervers, eux, abordent le lien social par une autre voie : micro-sociétés de maîtres, amicales, réseaux qui se fondent sur des formes de pactes ou de contrats qui n’ont pas encore été vraiment étudiés à ce jour, mais dont on peut souligner que c’est le fantasme, et non le symptôme, qui s’y offre comme base du lien, et que l’exigence de la singularité y prend toujours le pas sur celle de la communauté et s’oppose à toute idée d’universalité.

La clinique psychanalytique permet, me semble-t-il, de dégager quatre axes principaux de l’organisation de la perversion, quelle que soit la variante de celle-ci.

6. LA LOGIQUE DU DÉMENTI

Dans la perversion, le mécanisme fondateur de l’inconscient est distinct de celui de la névrose. Dans celle-ci, c’est la « dénégation » (Verneinung) qui commande et maintient le refoulement (Verdrängung). Quand un névrosé déclare, par exemple, « ma femme, ce n’est pas ma mère », il veut dire en réalité que sa femme, c’est sa mère. Mais il ne peut le reconnaître, ou l’avouer, qu’en affectant cet énoncé d’une négation (ne…pas). Chez le pervers, le mécanisme est plus complexe et plus subtil. Ce que Freud a appelé la Verleugnung – que nous avons choisi, avec Lacan, de traduire par « démenti », traduction la plus littérale -, consiste à poser simultanément deux affirmations contradictoires a) oui, la mère est châtrée, b) non, la mère n’est pas châtrée. Un névrosé éprouve la plus grande difficulté à comprendre ce processus. Car, pour le névrosé, la logique inconsciente se fonde sur le principe d’identité, base de la logique classique : A = A. Pour le pervers, le démenti signifie que A =A et aussi, en même temps, que A est différent de A. Cette coexistence – qui n’est contradictoire que pour le névrosé – fait du pervers un argumentateur redoutable (du moins, lorsqu’il est intelligent), un rhéteur particulièrement apte à manier et à manipuler la valeur de vérité dans le discours de façon à avoir toujours raison.

A la base, le démenti porte sur la castration de la mère. Ceci ne doit pas être entendu seulement comme le fait que la mère n’a pas de pénis, ou, plus finement, qu’elle manque du phallus. La castration de la mère signifie que la mère ne possède pas l’objet de son désir, que celui-ci ne peut s’inscrire que comme manque et que ce manque est structurel. En d’autres termes, il y a, dans le démenti que le pervers oppose à la castration, une face qui reconnaît le manque structurel de l’objet du désir, mais aussi, et simultanément, une face qui affirme l’existence positive de cet objet. Or, si l’objet du désir existe concrètement, s’il est saisissable et désignable par les sens, il en découle que le sujet ne peut que vouloir absolument le posséder et le consommer – et répéter indéfiniment cette démarche.

7. L’OEDIPE PERVERS

L’oedipe pervers se distingue par la place tout à fait particulière qui y est dévolue au père à chacun des niveaux où il est appelé à remplir sa fonction. En tant qu’instance symbolique, dépositaire en titre de la loi, de l’interdit et de l’autorité, le père y est parfaitement reconnu – le pervers n’est pas psychotique. De même, les attributs du père imaginaire, héros ou couard, père fouettard ou père aveugle, sont repérables et repérés par le sujet. Mais c’est au niveau du père réel que la perversion se signale à l’attention. Dans la situation \oedipienne qui caractérise la perversion, l’homme qui est appelé, dans la réalité, à assumer le rôle du père est systématiquement mis à l’écart – en exil, dirait Montherlant – par le discours maternel qui entoure le sujet. La position du père du pervers est celle d’un monarque tenu en échec dans son propre palais. Devenant du coup un personnage dérisoire, une pure fiction, le père se voit réduit à n’être qu’une sorte d’acteur de comédie à qui il est demandé de jouer au père, mais sans que ce rôle porte à la moindre conséquence : c’est un père « pour la scène ».

Il en résulte, pour son enfant, que, bien que posées et reconnues théoriquement, la loi, l’autorité et l’interdit se trouvent ramenés à de pures conventions de façade. De façon générale, le monde dans lequel le pervers se voit introduit par sa configuration familiale est une comédie, une farce dont le côté grotesque est souvent manifeste. Cette introduction prend pour lui valeur d’initiation. Car, si la comédie humaine est pour le névrosé une vérité dont il ne peut être qu’à son insu un participant parmi les autres (situation à laquelle il lui est d’ailleurs souvent difficile de se résigner), pour le pervers cette comédie est d’emblée révélée, démasquée dans sa facticité, et c’est en toute conscience qu’il y prend sa place. Étant appelé à la fois sur la scène et dans les coulisses, le pervers ne peut être dupe de la pièce qui se joue. Il en tire un savoir, certes, mais un savoir que l’on peut qualifier de toxique. Il en tire sa force aussi bien que son malheur. Il connaît ou croit connaître l’envers du décor et les règles secrètes qui démentent les conventions de la comédie.

Autre conséquence : l’univers subjectif du pervers se trouve dédoublé en deux lieux et deux discours dont la contradiction n’empêche pas la coexistence. D’un côté, la scène publique, de l’autre côté, la scène privée. La scène publique, lieu du semblant explicite, c’est le monde où les lois, les usages et les conventions sociales sont respectées, voire célébrées avec un zèle caricatural (« il faudrait être fou pour ne pas se fier aux apparences », disait Oscar Wilde). La scène privée, par contre, lieu de la vérité masquée, du secret partagé avec la mère, dément la précédente. C’est là qu’entre la mère et l’enfant, puis entre le pervers et son partenaire, s’accomplit le rituel (toujours théâtral) qui démontre que le sujet a ses raisons de faire exception aux lois communes parce qu’il se réclame des connaissances privilégiées sur lesquelles il fonde sa singularité.

8. L’USAGE DU FANTASME

Au niveau de son contenu, on peut dire que tout fantasme est pervers par essence. Le scénario imaginaire dans lequel le névrosé conjugue son désir et sa jouissance n’est rien d’autre, après tout, que la façon dont il se rêve pervers en grand secret. Ce n’est donc pas le contenu du fantasme qui permet de différencier le pervers du névrosé, mais, comme je vais le montrer, c’est son usage.

Secret trésor, strictement privé, chez le névrosé (au point qu’il faut des années d’analyse pour qu’il consente à commencer à en parler), le fantasme est, au contraire, chez le pervers une construction qui ne prend son sens qu’en devenant publique. Pour le névrosé, le fantasme est une activité solitaire : c’est la part de sa vie qu’il soustrait au lien social. A l’inverse, le pervers se sert du fantasme (sans même s’apercevoir d’ailleurs qu’il s’agit d’un montage imaginaire) pour créer le lien social au sein duquel sa singularité peut s’accomplir. Pour le pervers, le fantasme n’a de sens et de fonction que s’il est agi ou énoncé de telle sorte qu’il parvienne à inclure un autre, consentant ou non, dans son scénario. C’est ce qui apparaît, considéré de l’extérieur, comme une tentative de séduction, de manipulation ou de corruption du partenaire. Par exemple, le sadique exigera de sa victime qu’elle demande elle-même, en s’accusant de telle ou telle faute, la punition qu’il va lui infliger – punition qui se présentera dès lors comme « méritée ».

Pourquoi cette nécessité de la complicité forcée de l’autre ? Parce que, dans la perversion, le fantasme a une fonction démonstrative. Le pervers ne peut, en effet, s’assurer de sa subjectivité qu’à la condition de se faire apparaître comme sujet positivé en l’autre (manoeuvre dans laquelle lui n’est que l’agent). Mais de quel « sujet » s’agit-il en l’occurrence ? D’un sujet pour qui il est essentiel, vital, d’affirmer qu’il y a continuité entre le désir et la jouissance. Car, pour le pervers, un désir qui ne s’achève pas en jouissance n’est qu’un mensonge, une escroquerie ou une lâcheté. C’est ce mensonge et cette lâcheté qu’il dénonce inlassablement comme constitutifs de la réalité du névrosé et de l’ordre social : si celui-ci interdit la jouissance (en tout cas, au-delà d’un certain point), c’est parce que le névrosé n’ose pas jouir vraiment. Car c’est la jouissance qui constitue la valeur suprême de l’univers pervers, alors que, dans la névrose, c’est le désir. C’est pourquoi le névrosé, lui, se soutient parfaitement d’un désir insatisfait (dans l’hystérie), d’un désir impossible (dans la névrose obsessionnelle), ou d’un désir prévenu (dans la phobie). Le névrosé trouve son appui dans un désir dont l’objet est toujours en défaut – chaque fois qu’il croit l’avoir atteint, il déchante rapidement : non, ce n’était pas « ça ». C’est la raison pour laquelle, dans la névrose, la jouissance va toujours de pair avec la culpabilité.

Ce que veut démontrer le pervers, ce à quoi il s’efforce de convertir l’autre (de force s’il le faut), ce n’est pas seulement l’existence de la jouissance, mais sa prédominance sur le désir. Pour lui, le désir ne peut être que désir de jouir, et non pas désir de désir ou désir de désirer, comme chez le névrosé.

9. LE RAPPORT À LA LOI ET À LA JOUISSANCE

La nécessité de cette démonstration est si pressante que l’on peut se demander si la perversion connaît la dialectique du désir ou si elle ne l’escamote pas purement et simplement. En tout cas, sa compréhension réclame une autre théorie du désir et de la jouissance que celle à laquelle nous nous référons dans le cadre de la clinique des névroses.

Pour entrer dans cette théorie, il faut cerner le rapport subjectif que le pervers entretient avec la Loi. L’opinion commune tend à confondre perversion et transgression. Pourtant il serait tout à fait simpliste et erroné d’assimiler le pervers à un hors-la-loi, même si l’interrogation cynique, le défi et la provocation des instances représentant la loi constituent des données constantes dans la vie des pervers.

Si le pervers met la loi, et plus souvent encore le juge, au défi, ce n’est pas qu’il se réclame d’une position anarchiste. Tout au contraire. Lorsqu’il critique ou lorsqu’il enfreint la loi positive et les bonnes moeurs, c’est au nom d’une autre loi, loi suprême et bien plus tyrannique que celle de la société. Car cette autre loi n’admet, elle, aucune faculté de transgression, aucun compromis, aucune défaillance, aucune faiblesse humaine, aucun pardon. Cette loi supérieure qui s’inscrit au coeur de la structure perverse n’est pas, par essence, une loi humaine. C’est une loi naturelle dont le pervers est parfois capable de soutenir et d’argumenter l’existence avec une force de persuasion et une virtuosité dialectique remarquables. Son texte non-écrit n’édicte qu’un seul précepte : l’obligation de jouir.

En somme, lorsqu’il « transgresse », comme dit le langage commun, le pervers ne fait en réalité qu’obéir. Ce n’est pas un révolutionnaire, c’est un serviteur modèle, un fonctionnaire zélé. Dans sa logique, ce n’est pas lui qui désire, ce n’est même pas l’autre : c’est la Loi (de la jouissance). Pire : cette loi ne désire pas, elle exige. Poussez le sujet pervers dans ses derniers retranchements et, s’il est sincère et accepte de se livrer, vous entendrez son discours se transformer en une véritable leçon de morale. Rien de plus sensible pour le pervers que le concept de « vertu ». Sade, Genet, Jouhandeau, Montherlant, Mishima – et j’en passe\u… – nous le prouvent chacun à leur manière : la perversion aboutit à une apologie paradoxale de la vertu. Etrange vertu, sans doute. Ici encore, l’opposition entre le monde du névrosé et celui du pervers est diamétrale. Alors que, pour le premier, la loi est, par définition, un interdit qui porte sur la jouissance, et la vertu le respect des tabous qui en découlent, pour le pervers, la loi commande la jouissance et ce, de façon absolue (il est, en quelque sorte, interdit de ne pas jouir). Si bien que la vertu, dans ce cas, consiste à se montrer à la hauteur de ce que peut exiger cet impératif absolu – jusqu’au mal suprême. La rédemption par le mal ou la sainteté dans l’abjection constituent des thèmes récurrents des discours pervers.

10. LA PERVERSION PEDOPHILE

Le psychanalyste que je suis ne considère pas comme injustes les lois qui sanctionnent la pédophilie. Je ne les prends pas non plus comme l’expression d’une justice absolue et universelle. Ces lois ne sont que l’une des constructions grâce auxquelles notre société tente de se maintenir en tant que symptôme parmi d’autres. Dans d’autres sociétés, tout aussi civilisées que la nôtre, par exemple dans les sociétés helléniques préclassiques, on sait que la pédophilie était organisée au niveau social en tant que rituel de passage pour les jeunes garçons. Dans la société athénienne de l’âge classique, la pédophilie était non seulement tolérée, mais considérée comme le modèle idéal de la relation amoureuse et pédagogique (cfr. le « Premier Alcibiade » et le « Banquet » de Platon). Dans la société romaine, il était de règle que le maître ait pour amants quelques jeunes garçons non pubères pourvu qu’ils ne fussent pas citoyens romains. Au Moyen-Age, les monastères étaient des lieux privilégiés de relations pédophiles entre les abbés et les jeunes novices. Dans bien des cultures qui nous entourent aujourd’hui, l’usage sexuel des enfants, voire leur prostitution organisée, est considéré comme une chose normale dont personne ne se préoccupe. La sorte de chasse au pédophile qui devient, depuis peu, le mot d’ordre dans nos pays doit donc être considérée comme un phénomène bizarre plutôt que comme un progrès de la civilisation. En tant que psychanalyste, je pense qu’avant d’engager la lutte contre la pédophilie, il conviendrait d’abord d’éclaircir pour quoi et contre quoi le pédophile lutte lui-même. Cela nécessite de l’entendre avant de le condamner.

La pédophilie se définit comme l’amour des enfants – précisons : une certaine forme d’amour visant un certain genre d’enfants. Il ne faut donc pas confondre, je le répète, le pervers pédophile et le pervers sadique. Ce n’est pas parce que la loi positive en vigueur commande, pour des raisons de technique de procédure et de linguistique pénale, de qualifier automatiquement de « viol » les relations sexuelles d’un adulte avec un enfant en dessous d’un certain âge, que les pédophiles doivent être réellement pris pour des violeurs systématiques. En principe (bien sûr, il y a des exceptions), le viol n’intéresse pas le pédophile. Au contraire, le discours du pédophile se fonde sur la thèse que l’enfant consent aux relations qu’il a avec lui, et davantage encore, qu’il les demande lui-même. Ce que dit le pédophile – je caricature à peine, je l’ai entendu régulièrement dans ma pratique – c’est quasiment que l’enfant l’a violé lui. C’est un point très important, il faut prendre ces paroles très au sérieux (ce qui ne veut pas dire qu’il faut les croire).

Il est, en effet, capital pour le pervers pédophile de faire la démonstration que l’enfant baigne dans une sorte de sexualité naturelle bienheureuse qui s’oppose à la sexualité restreinte, réprimée et déformée des adultes, et que l’expression spontanée de cette sexualité naturelle est le désir de jouir. Cette idée d’un érotisme spontané de l’enfant s’oppose à toute envie de viol. Pour le violeur, par contre, et c’est pourquoi sa conduite relève du sadisme, le non-consentement de l’autre est une condition nécessaire. Le violeur cherche en effet à prouver que l’on peut faire jouir l’autre par la force, que la jouissance se passe du désir ou du consentement subjectif parce qu’elle est une Loi qui s’impose absolument. Par ailleurs, un autre point capital dans l’argumentation dont le pédophile tente de nous convaincre, c’est que la violence à l’égard de l’enfant se situe, par essence, dans la structure familiale puisque celle-ci est foncièrement répressive à l’égard de la sexualité. Le pervers pédophile soutient que les parents – et, en tout premier lieu, le père – abusent de leurs enfants, lui font violence, en lui « volant » sa sexualité, en l’empêchant de faire l’amour et en l’obligeant à n’être que le voyeur de l’érotisme parental (cfr. Le bon sexe illustré de Tony Duvert).

Une autre idée communément répandue doit également être dénoncée : la pédophilie, contrairement à ce que l’on dit, n’est pas du tout la même chose que l’inceste. Il existe, bien sûr, des cas de pervers pédophiles qui séduisent aussi leur propre enfant, mais ces cas forment plutôt exceptions. Le père incestueux, celui qui a des relations sexuelles avec sa fille ou avec son fils, n’est pas, en règle générale, quelqu’un qui est excité par l’enfant comme tel. Ce qui l’intéresse, ce qui le trouble, ce qui le met hors de lui, c’est son propre enfant, sa descendance. En fait, le père incestueux est un sujet qui ne supporte pas la paternité (cette aversion, je le montrerai plus loin, s’oppose radicalement à la position que défend le pédophile). Non seulement il ne la supporte pas, mais il éprouve l’irrésistible besoin de la bafouer, de l’annuler en quelque sorte en en révélant l’indignité. Je le répète, il est rare qu’un pédophile abuse de ses propres enfants. Au contraire, les pédophiles qui ont des enfants sont généralement des pères modèles ou qui s’efforcent de l’être.

En effet, à l’opposé des pères incestueux – qui sont des destructeurs de la paternité -, les pédophiles développent une idée très élevée de la paternité. Il n’est pas exagéré de dire que la perversion pédophile contient une théorie complexe et subtile de la paternité, plus précisément de la restauration de la fonction paternelle. Cette thèse peut paraître choquante et paradoxale mais pourtant c’est bien la conviction d’être le héraut d’une véritable réforme morale (cfr. « Les garçons » de Montherlant) qui pousse le pédophile à entrer en conflit avec la famille, avec la société et avec les institutions. Pour lui, les parents légaux, coincés dans leur rôle de censeurs, sont par essence incapables d’aimer. Il faut donc que le « véritable » amour paternel provienne d’ailleurs que de ceux qui sont liés à l’enfant par le sang. Comme le déclare l’Abbé, héros de la pièce de Montherlant « La ville dont le prince est un enfant », « Dieu a créé des hommes plus sensibles que les pères, en vue d’enfants qui ne sont pas les leurs, et qui sont mal aimés ».

Mais qu’est-ce que le véritable amour paternel, tel que le pédophile le conçoit ? C’est un amour passionnel et sensuel qui est en rivalité profonde avec l’amour maternel – comme si la mère volait au père la part érotique de l’amour qu’il éprouve pour l’enfant. Restaurer la passion d’être père et faire de celle-ci le modèle de la passion amoureuse, tel est l’enjeu le plus radical de la pédophilie. C’est la raison pour laquelle le pédophile est intimement persuadé de faire du bien aux enfants avec qui il entretient des relations amoureuses ou sexuelles. C’est pourquoi aussi il est convaincu de se montrer meilleur éducateur – meilleur parce que plus vrai – que le père légal. Il réplique aux lois et aux moeurs familiales qui châtrent les pères avant de châtrer les fils, que seul peut être à la hauteur de sa fonction le père dont l’amour ne recule pas devant la passion. Une passion qui ne rejette ni ne refoule ce qu’elle comporte de sensualité et d’érotisme. Une passion qui exige la réciprocité parce qu’elle croit savoir que l’enfant lui-même réclame cette sensualité paternelle. En somme, le pervers pédophile nous met au défi de concevoir la fonction paternelle comme fondée sur l’idéalisation de la pulsion plutôt que sur l’idéalisation du désir. Dans cette passion, l’initiation à la jouissance a la plus grande importance. En effet, comme dans toute perversion, la jouissance est ici identifiée à la Loi. Il s’agit donc d’introduire l’enfant à la vérité de la Loi et de lui faire découvrir le mensonge fondateur de la famille et de la normalité sociale. Ce mensonge, Tony Duvert, que j’ai déjà cité, le dénonce comme l’alliance d’une maternité incestueuse et d’une paternité pédérastique dont le sexe se prétend absent (cfr. Tony Duvert, Le bon sexe illustré, pp. 66-67).

Quelques mots enfin sur l’enfant qui est l’objet élu de la perversion pédophile. On a parfois évoqué l’idée que l’enfant jouerait, pour le pédophile, le rôle d’un fétiche. C’est une idée que je trouve intéressante même si elle ne me semble pas exacte. Il faut remarquer – c’est un critère décisif pour distinguer le pédophile de l’homosexuel pédéraste – que le pédophile se tourne vers l’enfant pré-pubère. Voilà une notion bien difficile à manier, surtout pour le législateur ou pour le juge qui sont obligés de se reposer sur des critères « objectifs », par exemple l’absurde idée d’un âge auquel on fixerait ce qu’on appelle la « majorité sexuelle ». La pré-puberté ne se réfère ni à un âge, ni à une définition biologique ou médicale de la puberté. C’est une notion floue, d’autant plus floue que son objet est justement le flou. En effet, celui que vise la perversion pédophile est l’enfant dont le corps ou l’esprit n’a pas encore vraiment choisi son sexe. C’est l’ange, ou l’angelot, comme on préférera. C’est l’enfant apparemment asexué ou sexué de façon indécise, c’est l’être qui incarne, en quelque sorte, le démenti opposé à la reconnaissance de la différence des sexes, mais en qui le pédophile discerne, pour cette raison même, le bonheur d’une sexualité complète, plus large que celle des adultes. Cette imprécision de la sexuation de l’enfant n’a pas seulement pour fonction de soutenir la défense contre l’homosexualité qui est inhérente à la pédophilie comme à bien d’autres formes de perversion. Pédophiles et homosexuels ont horreur les uns des autres, c’est une donnée bien connue de la clinique. Mais, au-delà de cette fonction de défense, l’exigence que l’enfant soit choisi avant toute manifestation de la puberté signifie que le pédophile recherche chez l’enfant qui l’attire l’incarnation du démenti de la castration et de la différence des sexes. L’enfant élu par le pédophile, c’est le troisième sexe. Ou, plus exactement, c’est le sexe qui unit, en les confondant, les pôles opposés de la différence sexuelle. C’est pourquoi l’attirance du pédophile se cristallise tantôt sur un trait d’exquise féminité qui se révèle chez un jeune garçon, tantôt sur un trait de gaminerie que manifeste une fillette.

Mais, dans tous les cas, ce que la psychanalyse du pédophile permet de mettre au jour, c’est que, dans la figure infantile élue par sa passion, c’est lui-même que le pédophile cherche à rencontrer et à faire apparaître. Il ne s’agit pas seulement d’une quête narcissique, ni d’un processus d’identification imaginaire. Cette recherche frénétique ne se situe pas simplement au niveau du moi et de ses images spéculaires. C’est le sujet en tant que tel qui est appelé à se révéler. Le sujet, c’est-à-dire ce qui n’est jamais qu’un vide dans la chaîne signifiante du discours. Ce vide, le pédophile le comble en provoquant l’apparition d’un enfant qui représente l’incarnation d’un sujet naturel plutôt que fils du langage, d’un sujet qui serait vierge de la marque du signifiant, d’un sujet qui serait d’avant la castration symbolique. C’est là son égarement fondamental. C’est là qu’il manifeste à quel point il reste lui-même un éternel enfant imaginaire, tout attaché à être ce qui pourrait combler le manque du désir de sa mère afin que jamais la béance de celui-ci ne puisse apparaître.

Pour conclure ces réflexions, je reprendrai à Philippe Forest deux phrases d’un article publié dans le numéro 59 de la revue L’Infini consacré à « La question pédophile ». Ph. Forest y écrivait : « \u…l’enfance n’existe pas, elle est le rêve du pédophile. Le pédophile – je l’imagine ainsi – est précisément celui qui croit à l’enfance (\u…). Il la voit comme le paradis dont il a été injustement chassé, le lieu vers lequel il lui faut revenir, qu’il lui faut à tout prix pénétrer. » Effectivement, ma pratique de la psychanalyse avec des sujets pédophiles me permet de confirmer que, pour eux, l’enfance n’est pas un moment, une étape transitoire de la vie, un temps destiné, par essence, à prendre fin, mais bien une sorte d’état de l’être qu’il s’agit de restituer dans sa temporalité indéfinie. Dans la logique pédophile, l’enfant constitue le démenti opposé à la division du sujet : le « sujet-enfant » incarne le mythe d’une complétude naturelle dans laquelle désir et jouissance ne sont pas séparés. C’est pourquoi chaque pédophile est constamment confronté au drame de voir l’enfant qu’il aime se transformer et quitter cet état dont il se fait, lui, le dépositaire. C’est pourquoi aussi, malgré leur attrait et souvent leur talent exceptionnel pour la pédagogie, je crois, avec François Regnault que l’on peut définir le pédophile comme « l’envers du pédagogue » (cf. L’Infini n° 59, p. 125). Car le véritable pédagogue – en existe-t-il encore ? – est celui qui fonde sa pratique sur la supposition que le désir le plus fondamental de l’enfant, est le désir de devenir grand. Comme l’écrit Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit (§ 175), « la nécessité d’être élevé existe chez les enfants comme le sentiment qui leur est propre de ne pas être satisfaits de ce qu’ils sont. C’est la tendance à appartenir au monde des grandes personnes qu’ils devinent supérieur, le désir de devenir grands. La pédagogie du jeu traite l’élément puéril comme quelque chose qui vaudrait pour lui-même, le présente aux enfants comme tel, et rabaisse pour eux ce qui est sérieux, et se rabaisse elle-même à une forme puérile peu prisée par les enfants. En les représentant comme achevés dans l’état d’inachèvement où ils se sentent, en s’efforçant ainsi de les rendre contents, elle trouble et altère leur vrai besoin spontané qui est bien meilleur » (cité par F. Regnault in op.cit.).

Éclairés par ces dernières phrases, à nous à présent de nous interroger sur le sens de l’évolution contemporaine de notre société, que j’évoquais plus haut. Ce mouvement, que j’ai désigné comme « l’infantolâtrie » de l’époque, ne risque-t-il pas de nous mener vers une forme de pédophilie généralisée et triomphante ? Cette hypothèse pourrait bien, en tout cas, expliquer les manifestations d’effroi et de panique que le pédophile soulève aujourd’hui dans notre société. Cet effroi ne serait-il pas finalement l’effroi devant la révélation de la signification de notre propre idéalisation de l’enfance?

Serge André, 1999.

Francisco Varela: L’homme est un corps pensant

mes recommandations

Via le blog de Astrid Dusendschön , par Romina Rinaldi, paru en juillet 2017, original ici

Le corps n’est pas au service de l’esprit : il en fait partie. Telle fut la thèse défendue par Francisco Varela, théoricien de la « cognition incarnée » et pionnier du rapprochement entre bouddhisme et neurosciences.

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Chercheur prolifique, Francisco Varela est reconnu pour son travail dans des domaines tels que la biologie, les sciences cognitives, les mathématiques et l’intelligence artificielle. En une quinzaine de livres et pas moins de 200 articles, il lègue une œuvre innovante et diversifiée.

La psychologie de l’Univers

Né en 1946 au Chili, il vit jusqu’à ses 6 ans dans un petit village perché de la cordillère des Andes. Son père déménage ensuite à Santiago où il passe le reste de son enfance. Il y reçoit une éducation classique au lycée qui fera émerger chez lui le goût de la littérature classique et de la philosophie.

Dès le début de son parcours universitaire, Varela est considéré comme un élève « à part ». Alors qu’à l’époque, biologie et sciences cognitives sont parfaitement dissociées, Varela, lui, s’interroge sur la biologie de la connaissance. Comment le cerveau fonctionne et produit des savoirs. Plus tard, lorsqu’il avait à se présenter, il se décrivait volontiers comme un « biologiste de l’esprit ».

Il reçoit sa licence en biologie à l’université du Chili en 1967 et change de continent pour obtenir son doctorat à Harvard. Il revient ensuite au Chili afin de poursuivre ses recherches avec son mentor, Humberto Maturana. Varela aimait souvent raconter l’histoire du jour où, encore étudiant, il débarqua dans le bureau de H. Maturana en lui annonçant son désir « d’étudier la psyché de l’Univers ». Loin d’être déconcerté, H. Maturana lui aurait répondu : « Mon garçon, vous avez frappé à la bonne porte ! »

Entre 1970 et 1973, H. Maturana et Varela mettront au point leur théorie de l’autopoïèse. La question sur laquelle se construit cette théorie est ambitieuse : qu’est-ce qui définit un organisme vivant ? Dans la préface de la seconde édition du livre De máquinas y seres vivos (Autopoiesis and Cognition), H. Maturana décrit le contexte dans lequel lui et Varela se sont attelés à la tâche : « Dans les années 1960, c’était une question sans réponse. Les biologistes ne la considéraient même pas à vrai dire. Ils esquivaient en arguant que d’autres connaissances étaient nécessaires ou se contentaient de lister les propriétés et caractéristiques des êtres vivants ; sans pouvoir dire à quel moment cette liste serait complète. »

Au terme de plusieurs années de recherche, les deux chercheurs aboutissent à la conclusion que ce qui caractérise les organismes vivants est leur capacité d’autocréation. En simplifiant, on peut décrire le système autopoïétique (du grec auto, soi et poiesis, création, génération) comme un réseau de composants dont l’organisation est invariable, mais dont les parties se régénèrent et se transforment continuellement à travers leurs interactions avec le réseau qui les a produites. L’organisme vivant est donc un système qui comprend une description de lui-même servant à la reproduction. Il est autonome (l’ADN produit les protéines qui produisent l’ARN) et agit de façon circulaire avec son environnement dans une perspective de préservation ou d’adaptation (l’ADN peut muter suite à des contraintes de l’environnement).

Lorsque Varela et H. Maturana transmettent cette théorie à de prestigieuses revues comme Science ou Nature, leur article est rejeté. Avec l’aide du physicien Heinz von Foerster, ils précisent leur propos dans un nouvel article. Celui-ci paraîtra dans une revue plus modeste. Malgré ces débuts difficiles, le concept rencontre l’intérêt d’autres biologistes et se trouve récupéré par des disciplines comme les mathématiques, la sociologie ou les sciences cognitives.

Après le coup d’État militaire de septembre 1973, Varela se réfugie aux États-Unis avant de rejoindre le Chili en 1980. La dernière étape de sa carrière, il la passera à l’Institut des neurosciences et au Centre de recherche en épistémologie appliquée de Paris. En 1988, il est nommé directeur de recherche ; position qu’il occupera jusqu’à la fin de sa vie. Alors qu’il reçoit le diagnostic d’hépatite C au début des années 1990 et subit une greffe hépatique en 1998, ses années passées en France restent parmi les plus productives de sa carrière. Il y décède en 2001, à l’âge de 54 ans, entouré de sa famille.

Ramener l’humain au centre du vivant

Au milieu des années 1980, Varela a su ramener la biologie à la table des disciplines travaillant sur la cognition. Dans un article intitulé « Francisco Varela : des systèmes et des boucles », Benoît Leblanc, maître de conférences à l’Institut polytechnique de Bordeaux, décrit cette transition depuis des sciences cognitives obsédées par l’intelligence artificielle ou réduites aux sciences du cerveau.

Pour rappel, l’objet des sciences cognitives est de comprendre comment l’être humain traite de l’information, stocke des connaissances et les produit. Entre les années 1970 et 1980, les courants dominant cette discipline sont le cognitivisme computationnel et le connexionnisme. Pour ces deux courants, le cerveau reçoit de l’information perceptive de l’environnement (input), la traite (boîte noire) et génère une réponse (output).

Dans le cognitivisme computationnel, c’est l’ordinateur qui sert de modèle pour la « boîte noire ». Le connexionnisme apportera des nuances à ces théories en introduisant l’idée que pour comprendre l’esprit humain, il faut s’intéresser au cerveau et non aux machines. L’esprit serait plutôt constitué d’une série de petites machines (les neurones) qui doivent travailler ensemble de façon cohérente (réseaux de neurones). Au début des années 1990, les neurosciences participent à l’essor des théories connexionnistes. Le cerveau devient directement observable quand il traite de l’information. À cette époque donc, le monde scientifique considère que la cognition se résume au cerveau et qu’on peut la décrire comme une recette de cuisine. Varela, lui, pense que la connaissance n’existe que dans l’expérience et que l’expérience passe par le corps tout entier. Il ouvre une nouvelle voie : celle de la cognition incarnée.

Énaction et cognition incarnée

L’idée n’est pas neuve. Au début du 20e siècle, des philosophes comme Maurice Merleau-Ponty ou Edmund Husserl soulignaient déjà l’importance de l’expérience dans la création des connaissances. Varela n’ayant jamais fermé la porte à la philosophie dans ses recherches, il n’est pas surprenant d’y voir apparaître ce genre d’influence.

À partir de ses travaux sur l’interaction des organismes vivants avec l’environnement et la régénération perpétuelle (systèmes autopoïétiques), Varela propose une nouvelle théorie de la cognition : l’énaction ou cognition incarnée. Celle-ci remet en cause l’idée du connexionnisme et du cognitivisme computationnel que le monde existe sur base de règles fixes, indépendamment de la perception qu’en a le sujet.

L’idée générale est à la fois simple et complexe : les fonctions corporelles (sensorielles et motrices) sont des constituants à part entière de l’esprit et non pas des systèmes secondaires au service de l’esprit. Autrement dit, le corps fait partie intégrante de la cognition : nous pensons et ressentons les choses en fonction de ce qui se passe dans nos systèmes sensoriels et moteurs. Par exemple, prenons une fonction cognitive comme le langage et le fait de comprendre un mot comme « couteau ». « Couteau » est un concept qu’on peut décrire de façon abstraite (ex. est un ustensile de cuisine, coupe, est en acier…), mais qui contient aussi les informations sensorielles et motrices liées à son utilisation (ex. attraper le couteau, coordonner le mouvement et le regard pour éviter que le couteau ne touche l’ongle du pouce, etc.). Et quand on comprend le mot « couteau », on intègre ces informations qui viennent du corps entier et de l’environnement. La cognition n’est pas une réplique passive de la réalité extérieure. Elle l’intègre et en dépend. Le corps et l’esprit ne font plus qu’un !

Conscience et subjectivité

Par ailleurs, la cognition ne peut être comprise sans faire référence au corps humain. En ce sens, la cognition incarnée se rapproche du connexionnisme. Pour Varela toutefois, le connexionnisme reste insuffisant pour expliquer comment les réseaux de neurones donnent du sens à l’information qu’ils reçoivent. Pour que le cerveau produise du sens, il faut qu’il possède une histoire, qu’il agisse sur son environnement et qu’il observe les variations de celui-ci. Un réseau de neurones (connexionniste) dépourvu d’environnement tournerait bien, mais dans le vide, traitant de l’information sans pouvoir lui donner du sens.

La neurophénoménologie représente l’aboutissement des travaux de Varela. Très longtemps, le sujet de la conscience est resté tabou pour le monde scientifique (y compris pour les sciences cognitives). On acceptait vaguement que la philosophie ou la psychanalyse en fassent leur sujet d’étude, mais il aurait été inenvisageable de l’intégrer à des paradigmes de recherche. Comment aurait-on pu se le figurer ? L’expérience consciente est par essence subjective. Et le principe de la recherche scientifique est de rester objectif. L’époque où même les émotions n’étaient pas un sujet d’étude adéquat en psychologie cognitive n’est pas si lointaine.

La neurophénoménologie

Pourtant, une forte continuité entre le corps et l’esprit se dégage des travaux de Varela. C’est pourquoi, dans ses dernières années de recherche, il s’attellera à développer la neurophénoménologie, un courant entre les neurosciences et la philosophie de l’expérience. L’objectif est alors de traiter la problématique de la conscience. À savoir comment et pourquoi les processus physiologiques donnent naissance à l’expérience subjective et consciente.

Aussi admiré que controversé, Varela aura passé sa vie en transition entre l’approche scientifique occidentale et la sagesse de l’Est. Malgré sa rigueur scientifique, on lui reprocha souvent d’énoncer des théories floues et difficiles à mettre en œuvre. À l’heure actuelle, le changement de paradigme qu’il souhaitait pour la science n’en est encore qu’à ses prémices.

L’héritage de Varela

Pourtant, Varela aura su élargir le concept même de la science et ouvrir le dialogue entre les disciplines scientifiques. Le concept de cognition incarnée reste notamment très prisé par le monde de la recherche. Depuis les années 2000, plus de 15 000 livres et articles seraient parus à ce sujet. Au-delà de ces publications, le Mind and Life Institute remet annuellement un prix de 15 000 dollars à des chercheurs s’inscrivant dans la vision de la science proposée par Varela.

Enfin, certains thèmes de recherche qui paraissent évidents de nos jours n’auraient peut-être pas émergé sans des chercheurs comme Varela. Parlerait-on alors de pleine conscience dans les revues scientifiques les plus cotées ? Comprendrait-on la façon dont nos émotions influencent notre mémoire ? Verrait-on une jeune génération de chercheurs proposer des théories comme la neuroergonomie qui tente de créer des espaces et environnements plus proches de notre fonctionnement cérébral ? Dans son parcours, Varela n’aura peut-être pas découvert toute la vérité, mais il aura indéniablement ouvert bien des portes.

Pour aller plus loin…
Le Cercle créateur. Écrits (1976-2001)
Francisco Varela, Seuil, 2017.
• « Life and mind : From autopoeisis to neurophenomenology.
A tribute to Francisco Varela »
Evan thompson, Phenomenology and the Cognitives Sciences, vol. III, n° 4, décembre 2004

« Dictionnaire des émotions » de l’historienne Tiffany Watt Smith.

mes recommandations

Interview. Tiffany Watt Smith: «Reléguer les émotions et leur attribuer des stéréotypes est une forme de contrôle social»
via le blog de Astrid Dusendschön

Un article intéressant et comportant suffisamment d’aspérités pour ne pas nous retrouver dans les relents de la gentillesse et bienveillancerie « à la mode ».

Par Paloma Soria Brown, 15 novembre 2019, original : Libération

La colère, la crainte, la peur, l’excitation… dans son «Dictionnaire des émotions», l’historienne revalorise politiquement la part émotionnelle de l’être humain, qui est tout aussi fondamentale que la raison.

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Tiffany Watt Smith, historienne de la culture et chargée de recherche au Centre d’histoire des émotions de l’université Queen Mary à Londres

«A noir, E blanc, I rouge, U vert»… Pour révéler les correspondances entre sons et couleurs, aller de la sensation au sentiment, Rimbaud en 1871 invente son propre lexique, composé de Voyelles, et déjà il étire la vie intérieure : tons plus vifs, sons plus nets, émotions plus intenses. Deux siècles et demi plus tard, l’auteure britannique Tiffany Watt Smith, historienne de la culture et chargée de recherche au Centre d’histoire des émotions de l’université Queen Mary à Londres, ouvre d’autres possibles encore. Son Dictionnaire des émotions, ou comment cultiver son intelligence émotionnelle (éd. Zulma, 2019), se feuillette avec plaisir pour ses anecdotes historiques, son tour du monde émotionnel, mais surtout sa revalorisation de ce pan de l’expérience humaine souvent vécu dans l’ombre de l’injonction à la rationalité, du poids de la religion ou des stéréotypes de genre. «A» comme «Amae», en japonais, le fait de se sentir vivifié par l’amour d’un être cher que l’on sait acquis. «B» comme «Basorexie», l’envie soudaine d’embrasser quelqu’un. Ou «C» comme «Compersion», ce plaisir déroutant que l’on peut ressentir quand on sait que la personne que l’on aime en désire une autre, un amour par procuration en quelque sorte. En 154 entrées, Tiffany Watt Smith démontre que l’infinie complexité de nos expériences intérieures appelle une nécessaire nuance, que connaître ses émotions passe forcément par les nommer, et que dans l’acte de dénomination se niche une puissance émancipatrice, la puissance du ressenti.

Pourquoi est-il parfois difficile de nommer ce que l’on ressent ?

La difficulté réside dans le fait que, d’une part, nos sensations sont généralement mouvantes et assez vagues. Nous pouvons avoir la même réaction physique pour plusieurs émotions très différentes. Quand nous sommes en colère et quand nous sommes excités, par exemple, notre corps ressent les mêmes effets : le cœur bat plus vite, nous transpirons, nous nous sentons nerveux. D’autre part, les mots que nous employons pour qualifier ces expériences dépendent du contexte dans lequel nous nous trouvons, de l’époque à laquelle nous vivons, ou de notre milieu social. J’aime avoir recours à l’exemple de la peur, quand la nuque se raidit. On a tendance, à notre époque, à considérer la peur comme une émotion négative. Pourtant, il arrive que cette peur soit, en fait, une forme d’excitation : vous êtes nerveux parce que vous êtes sur le point de participer à une compétition, par exemple, et c’est effrayant mais stimulant. On pourra alors penser que c’est une sorte de peur positive. D’autres cultures que la nôtre envisagent la peur de nombreuses et différentes façons. Les Pintupi, de l’ouest de l’Australie, parlent ainsi de 15 sortes de peur très diverses.

Peut-on pour autant dire que nos émotions dérivent uniquement de notre environnement ?

Non, ce serait incomplet. De nos jours, la plupart des neuroscientifiques, historiens et anthropologues contemporains s’accordent pour dire qu’il existe une relation circulaire entre culture et biologie, et que les émotions peuvent être façonnées autant par l’une que l’autre. Mais plusieurs explications se sont succédé à travers l’histoire. Avant 1830, les émotions en tant que telles n’existaient pas, on parlait de «passions», d’«accidents de l’âme», de «sentiments moraux»… Et on a longtemps cru que les émotions étaient déclenchées depuis l’extérieur par l’intervention divine. Par exemple, au XIIIe siècle, quand des moines sentaient leur nuque se raidir de la façon que j’ai évoquée, ils pensaient que cette réaction était la manifestation de ce qu’ils appelaient une «peur merveilleuse», due au fait d’être en présence de Dieu. On croyait aussi que rougir était une punition divine : puisque tout le monde pouvait voir sur notre visage que nous avions commis une mauvaise action, cela nous forçait à l’avouer.

A partir de quand s’éloigne-t-on de cette conception religieuse du fonctionnement du corps et des émotions ?

A partir de la Renaissance, avec les débuts de la médecine moderne, on se met à penser les émotions comme des réactions corporelles. Comme dans la théorie des humeurs, qui postule que le corps est composé de quatre substances, le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire, qui partent du cœur et, en se déplaçant dans le corps, influencent les sentiments. Ici, rougir n’est plus lié à Dieu, c’est la conséquence d’un excès de bile jaune qui enflamme le corps. Donc on progresse, certes, puisqu’on fait le lien entre le corps et les émotions, mais on n’a pas encore identifié le rôle du cerveau. Il faut attendre le XVIIIe siècle quand, grâce à la dissection, on découvre le système nerveux. C’est à cette période que l’on émet l’hypothèse selon laquelle la connexion entre le cerveau et le système nerveux est peut-être responsable des émotions. Enfin, au fil du XIXe siècle, à mesure que l’on analyse la vie humaine de plus en plus scientifiquement, s’installe une représentation un peu plus juste des émotions comme des réactions physiques involontaires.

Quel rôle joue alors Freud, avec la découverte de l’inconscient ?

A la fin du XIXe siècle, les découvertes de Freud qui, rappelons-le, a une formation de neurologue et s’inscrit initialement dans cette vision un peu mécanique du fonctionnement du cerveau permettent de comprendre que les émotions peuvent être réprimées et, plus tard, ressurgir involontairement. Mais on ne parle plus de la vie involontaire du corps, que j’ai mentionnée. Il s’agit plutôt de la vie involontaire de l’esprit. Et plus généralement, ce qui est fascinant dans l’histoire des émotions, c’est que l’on remarque des périodes pendant lesquelles celles-ci font partie des principales préoccupations sociales et intellectuelles, avant de passer au second plan, puis de se placer de nouveau au centre des débats.

Comment les émotions sont-elles perçues dans la société actuelle ?

On assiste à une nouvelle résurgence des émotions depuis les années 90, parce que de nouvelles recherches suggèrent qu’elles sont plus intégrées dans nos activités quotidiennes que ce que nous pensions. Ce qui fait que la croyance en une stricte séparation entre la vie émotionnelle et la vie rationnelle – c’est notamment la vision d’Aristote – se trouve remise en question. Certains scientifiques populaires, comme Daniel Goldman, défendent soudain l’idée qu’il y a de l’émotionnel dans toutes les décisions que nous prenons et que le quotient émotionnel est aussi important que le quotient intellectuel.

Pourquoi cette découverte est-elle si importante ?

Associer les émotions à l’irrationnel, dire qu’on ne peut pas s’y fier parce qu’elles perturbent forcément la prise de décision, c’est à la fois se méprendre sur leur fonctionnement et les reléguer injustement au second plan. Quand je lis le journal au Royaume-Uni, où nous sommes au beau milieu d’une situation politique effroyable, très souvent, le débat porte sur l’idée selon laquelle les gens ont tort de voter avec leurs émotions, ou que les gens qui ont voté en faveur du Brexit l’ont fait par patriotisme absurde, par colère. Mais que dire de l’effusion d’amour des gens qui, comme moi, ont voté contre le Brexit, ceux qui voulaient rester dans l’Union européenne parce qu’ils y sont attachés ? C’est un vote tout aussi émotionnel.

Comment s’explique ce mépris de notre part émotionnelle ?

Le problème est que certaines informations, comme celles qui dérivent des émotions, ont tendance à être rejetées parce qu’elles s’incarnent dans le corps, que l’on perçoit comme moins noble que l’esprit. Or, nous devons reconnaître l’importance des formes corporelles de connaissance, même si celles-ci se situent malheureusement en dehors de la sphère académique traditionnelle. D’autant que si elles semblent parfois frivoles, c’est aussi parce qu’on a historiquement associé les expériences émotionnelles à la sphère féminine. En fait, la reconnaissance du rôle des émotions dans notre vie personnelle, mais aussi dans le discours public, est une idée très politique et très féministe. Cela permet de penser des domaines qui ont été négligés par l’histoire, comme le foyer, la relation entre mère et enfant, ou encore l’amour. On touche à une histoire plus intime, et où les femmes ont davantage la parole et acquièrent un statut.

Cela signifie-t-il que l’on a historiquement dévalorisé le pouvoir des émotions de la même façon qu’on a historiquement exercé une domination sociale sur les femmes ?

En quelque sorte. Le fait de reléguer les émotions au second plan et de leur attribuer certains stéréotypes correspond à une forme de contrôle social. Quand j’ai rédigé ce dictionnaire, je venais d’avoir un bébé et j’étais très intéressée par l’idée que la tendresse que l’on ressent envers les enfants est une émotion féminine, comme si les hommes ne pouvaient pas la ressentir aussi. Nous sommes souvent pris dans ce genre d’attentes sociales, cantonnés dans certains rôles et à certaines émotions selon qui nous sommes. Et la façon dont on définit ce qui est ou non une réaction émotionnelle normale reflète parfois des préjugés profondément ancrés dans la société. Dans les années 60 aux Etats-Unis, par exemple, pendant les vagues de contestation du mouvement des droits civiques, deux chercheurs en médecine de Harvard ont pensé qu’il pourrait être judicieux d’implanter une puce dans le cerveau des émeutiers, principalement de jeunes hommes noirs, qui les calmerait. Comme si leur colère n’était pas liée aux injustices économiques et politiques de l’époque, mais aussi comme s’il existait un droit à infiltrer leurs corps et à les contrôler.

Comment peut-on s’émanciper de ces attentes et ressentir de façon plus libre ?

En mettant des mots sur ces expériences, car cela leur confère un sens. Quand il nous manque un mot pour décrire une émotion, celle-ci peut nous échapper. Il y a eu beaucoup de recherches sur ce que nous appelons la granularité émotionnelle, l’idée que plus nous avons de mots pour décrire spécifiquement ce que nous ressentons, plus nous sommes en mesure de penser nos expériences et d’exprimer une gamme plus large d’émotions. Et ce qui est fascinant, c’est que nous sommes toujours en train d’inventer de nouvelles émotions. Par exemple, le néologisme suédois «flygskam» décrit le fait d’avoir honte de prendre l’avion car cela pollue énormément. Le mot a été repris par divers journaux anglais récemment et quand je l’ai découvert, j’ai pensé : «Mais oui, bien sûr ! Moi aussi, j’ai honte de voler !» Plus tard, je suis tombée sur un article qui posait la question : «Le mot « flygskam » va-t-il nous inciter à prendre moins souvent l’avion ?» C’est merveilleux qu’il existe désormais un concept pour, non seulement, verbaliser cette expérience, mais aussi pour l’influencer.Astrid Dusendschön | 7 décembre 2019 à 21:47 | Étiquettes : émotionsTiffany Watt Smith | Catégories : InformationsTextesUncategorized | URL : https://wp.me/pCaho-1Bs

Noël

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Mais d’où vient donc « NOËL » ?

A l’origine une fête païenne. Mot “Noël” vient du latin “Natalis”= Naissance. C’est la naissance du soleil.

En effet, cette fête coïncide avec le solstice d’Hiver, moment où le jour est le plus court: Le soleil est au plus bas, comme s’il mourait , puis il renait!

Depuis toujours (en tout cas depuis qu’ils ont un comportement religieux), les hommes ont fêté cette période. Les fêtes qui ont le plus directement précédé la fête chrétienne de Noël sont à Rome les Saturnales et dans les pays du Nord les fêtes de Yule. Le christianisme récupère ces fêtes en lui donnant un sens nouveau: ce sera la fête de Jesus, “soleil de Justice” (passage de la bible), “sauveur” du monde. Mais le Christ ne fait que donner un nouvel habillage à des rituels qui restent profondément des rituels de renaissances.

Saturnales: fêtes de la fécondité, du 17 au 24 Décembre. Saturne , Dieu des graines enfouies ds le sol. La fête est destinée à aider le soleil a remonter dans le ciel.

C’est aussi une fête où les valeurs essentielles de la société sont renversées: les esclaves commandent leurs maîtres, les hommes s’habillent en femme, les enfants commandent aux parents. C’est la fête de l’exubérance: on revient à l’”âge d’or”, le temps où la propriété n’existait pas et où tout était possible. Régression. Un roi des saturnales est désigné au sort parmi les jeunes légionnaires, et pendant toute la période qui précède la fête de Saturne, il a le droit de s’adonner à toutes ses passions , même les plus viles.Mais arrivé le jour de Saturne, il doit se couper la gorge sur l’autel du Dieu!!!

Car Saturne est aussi un Dieu vorace, et la fête de la fécondité est d’abord la mise en scène de la mort et de la résurrection: Saturne est le dieu qui dévore ses enfants, avant d’être le dieu de la fécondité, les romains ayant assimilé à travers ce dieu, d’autres dieux antiques et “anthropophages”, comme le Baal syrien, carthaginois, à qui la population immolait des nouveaux nés.

Avec l’enfant-jésus, le Christianisme présente une version atténuée et métaphorique de ce sacrifice: le Christ vient au monde pour y être sacrifié et racheter ainsi toutes les fautes des hommes. Les cadeaux que l’on se fait sont des formes atténuées de l’objet sacrificiel: Ils sont le souvenir du sacrifice. (Ds le sacrifice antique,l’homme est bientôt remplacé par l’animal, chacun emportant chez lui une partie de celui-ci, puis l’objet rappellera le sacrifice:Aux saturnales, on s’offre des petits objets de cuivre ou d’argent pour se souhaiter la richesse, des bougies pour la lumière et du miel pour la douceur -chocolats et marrons glacés!!).

Jésus rachète par son sacrifice les fautes des hommes: Noël est ainsi également une fête où l’on s’interroge sur ses fautes passées, et où l’on se lave de ses péchés: dans de nombreuses régions, la période de l’”avent” est aussi une période de “grand ménage”,une période où ressort toute la saleté donc (Norvège: dimanche précédant Noël: Dimanche “sale”) et chacun doit porter au moins un vêtement propre à Noël (sinon: malheur!) . La légende de St.Nicolas, qui porte des cadeaux aux enfants sages et des verges aux méchants est également dérivée de cette fonction de rachat des fautes jouée par la fête.

En plaçant la naissance du Christ le 25 Décembre (en 354), le christianisme assimile donc des pratiques et des cultes antérieurs, en particulier le culte solaire de Mithra et l’hénothéisme solaire, tentative d’unification religieuse de la part des empereurs.

Les emprunts à Mithra sont intéressants: Mithra est un dieu venu d’Orient, c’est le “sol invictus”, le soleil invaincu (à qui à l’origine on sacrifie aussi des enfants), il ne meurt pas, il s’élève au ciel pour accomplir le jugement dernier et ressusciter les morts. Le 25 Décembre , il surgit d’un rocher, et tue un taureau (dont un scorpion pince les testicules!!), dont le sang féconde la terre. Ses fidèles se réunissent ds des grottes , et celèbrent des repas communautaires.

Grottes >> Naissance de Jesus ds une grotte, repose dans une crèche. Repas de Noël.

Autre pratique païenne assimilée par la fête de Noël: La fête de la naissance d’Horus, le fils d’Isis,”soleil renaissant”.Isis est mère, porte un disque solaire et des cornes de vaches, protectrice de l’amour et maîtresse du destin, elle a obtenu son pouvoir par ruse du dieu soleil Râ.Elle est l’épouse fidèle d’Osiris, assassiné par Seth, dieu des ténèbres, qui l’enferme dans un coffre, le découpe en 14 morceaux. Osiris le retrouve et parvient à rassembler 13 morceaux; elle rend la vieà son mari et parvient à se faire féconder:

On retrouve bien le culte solaire, mais associé à celui de la mère fécondante et protectrice, dont la vierge Marie est un avatar.

On retrouve également dans la légende de St.Nicolas le coffre et le démembrement des corps: 3 enfants sont enfermés dans un saloir par un boucher, et le saint les ressuscite!

(Le saint est également accompagné d’un double “noir”pour punir les méchants : Ruprecht, Père fouettard…)

(Légende des cadeaux:Un hô songe à vendre ses filles, le saint dépose la nuit 3 bourses d’or dans les chaussettes ou les souliers des filles…Rachat du sacrifice, passage: les bourses vont permettre le mariage des filles).

Ce personnage bénéfique se retrouve aussi ds les légendes nordiques: C’est Odin, dieu des morts mais aussi ordonnateur du chaos et père des hommes, qui chevauche entouré d’elfes et donne des cadeaux aux mortels qui,lui rendent hommage.Ceux-ci (surtout les enfants!!) mettent leurs souliers sur le seuil des maisons, remplies de foins et de carottes pour la monture d’Odin.

La paille , symbole de la fertilité, est largement utilisée en Europe dans la décoration, en Pologne, on place une poignée de foin ss la nappe de Noël: la paille du petit-jésus est d’abord symbole de fécondité…

De même, ce repas ne peut commencer en Pologne que lorsqu’apparaît la première étoile, ds toute l’Europe pré-chrétienne (et la Pologne ne devient chrétienne qu’en 966),

les fêtes de Yule sont également des fêtes de la mort et de la renaissance: La terre semble morte, l’obscurité triomphe, quand Odin saute de cheval et allume une énorme bûche qui fait revenir la lumière!!! Les feux et lumières allumées sont destinées à éloigner les mauvais esprits, car les morts reviennent cette nuit, et il faut les amadouer:on leur fait bon accueil en veillant ce soir là le plus tard possible, et on leur laisse une part à table. La messe de Noël est également une christianisation de ces traditions de veillées, particulièrement favorables aux contacts avec “l’autre monde”.

Personnage du père Noël: Synthèse des différents St.nicolas, inventé en 1822 aux EU: Tous les attributs bénéfiques du saint, mais apparaît la veille de Noël, perd son “croquemitaine”, et devient jovial et rubicond.

En Russie, traditionnellement, c’est une fée, Kolyada, qui distribue des cadeaux aux enfants sages, vétue de blanc et se déplaçant en traîneau. Quid de la Pologne??

Arbre de Noël: Ds les mystères du Moyen âge représentant la nativité, un arbre décoré symbolise le paradis (un des trois enfants ressuscité par st.Nicolas s’écrie: “je croyais être au paradis!”).

Patient ou Client ?

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Les médecins et d’autres professions de santé disent « patient », certains « psys » aussi…

Beaucoup de psychopraticiens , de thérapeutes disent « client » .

Moi j’ai choisi de dire plutôt « client », mais je ne m’interdit pas de dire « patient ».

Pourquoi ?

Le patient, du latin « pati », c’est celui qui subit, qui endure, qui souffre, qui souffre d’une pathologie .

https://www.le-mot-juste-en-anglais.com/2014/09/les-mots-du-mois-passion-patience-patient.html

Le client, étymologiquement, c’est celui qui est protégé.

Client, itinéraire d’un mot à la grandeur retrouvée

Avec le développement de la consommation de masse, ce mot prend un autre sens : Le client, c’est celui qui achète. Le vendeur lui fournit un service… et bien sûr c’est dans son intérêt de contenter le client.

Alors bien sûr, le métier de thérapeute, c’est aussi de vendre un service : On nous paye pour le « service » que l’on rend. Il s’agit des honoraires que l’on règle à son thérapeute généralement à la fin d’une séance (j’y reviendrai dans un prochain article).

Mais au delà, le client, c’est celui qui DÉCIDE : qui décide de se donner une « protection », pour mieux mener sa vie. C’est aussi celui qui décide de la façon dont il mène sa thérapie et de où il veut aller.

Le thérapeute accompagne et éclaire, aide à trouver SON propre chemin. Par exemple, une femme « trompe » son mari et ne sait pas si elle « doit » le quitter pour rejoindre son amant ou au contraire rompre avec l’amant et « guérir » son couple. Moi, je ne sais pas ce qui est bon pour elle (même si j’ai une idée personnelle sur la chose, qui sera ou non confirmée par les faits).. C’est elle qui utilisera mes services et mes compétences pour décider finalement comment elle doit agir. Moi, thérapeute, je m’attache à la comprendre à « rentrer dans son monde » pour l’aider choisir avec sérénité… et nous comprendrons ensemble ce qui est mieux pour elle.

Le client donc, est aussi parfois, souvent (pas toujours) en souffrance, il endure, il reste bloqué, passif face à certaines situations, et c’est bien à cause de cela qu’il vient me voir.

Alors je ne m’interdis pas d’utiliser aussi, en fonction des situations le terme de « patient ».

Vous avez bien compris que je préfère « client » le plus souvent, car ce terme même rend le pouvoir à celui qui consulte, c’est un pas vers la liberté qu’il recherche…

L’Angoisse

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« L’angoisse est le vertige de la liberté. » – Sören Kierkegaard

L’angoisse

On ne sait pas trop d’où ça vient… On voudrait bien la retenir, mais c’est là… Quelque chose, une boule au ventre, ou à la gorge, ou les deux… on se sent retenu, gêné pour agir… on sent davantage son cœur… et on a même envie de déglutir…

On appréhende… Parfois on sait quoi, parfois non… On appréhende un peu tout en fait… Un peu comme un poison, qui vient de nous même et dont on voudrait bien se débarrasser…

À un moment on se dit que c’est de l’angoisse , ou c’est quelqu’un d’autre qui nous le dit… Ça calme au début de le savoir: c’est identifiable, identifié… Donc on peut s’en sortir…

Après, ça devient souvent encore plus insupportable… et le plus souvent on le supporte… ou bien on va consulter.

L’angoisse, oui, c’est quelque chose en nous qui nous retient.

Quelque chose en nous qui nous fait peur, sans qu’on sache vraiment « peur de quoi » ?

Comme si quelque chose en nous disait « NON » lorsqu’émerge un désir, si petit soit il, une pulsion, une envie, même fugace. Et on peut même se sentir paralysé(e)…

C’est un manque de soutien par soi même. Le sentiment d’illégitimité à faire, ou alors de prendre trop de risque(s).

La thérapie consiste à débusquer ce « nous » qui nous freine, à le comprendre, comprendre pourquoi il est là…

Peut-être s’en débarrasser, quand il vient de quelqu’un d’autre, peut être juste l’accepter et lui donner sa vraie place, c’est à dire donner satisfaction au besoin qu’il exprime.

Ça peut être l’enfant qui pleure par ce qu’on ne lui a jamais permis de crier et alors l’adulte redoutera au plus au point toute manifestation de colère, ou même de joie, de désir, dès lors qu’il sera trop expressif…

Ça peut être l’enfant qui pleure, parce qu’on ne lui a jamais permis d’aimer, parce qu’on ne l’a jamais aimé, ou alors qu’on l’a mal aimé…

Souvent plusieurs causes sont présentes, et on s’attachera à favoriser l’expression, dans le cadre sécurisé de cabinet du psycho praticien, de ces sentiments là.

La confiance et l’estime de soi même. Le sentiment de se savoir respecté, quoique soit ce que l’on amène. Se savoir apprécié… Osons le mot : aimé.

Trouver d’autres possibilités, d’autres possibles dans l’action, savoir que l’on peut faire des choses nouvelles, employer qui sait de nouveau mots, ressentir avec joie et sérénité des sentiments que l’on croyait enfouis …

Évidemment l’angoisse n’est pas une fatalité, elle se traite. Par la découverte qu’elle est en fait le signe d’une immense puissance , d’une infinie source de joie et de satisfaction qui est en soi.

C’est une énergie bloquée que la thérapie permet de (re)mettre à votre disposition, sans danger pour soi même ou pour autrui.